D’un continent à l’autre, Margherita del Balzo dessine les chapitres de sa vie sur un papier fabriqué par ses soins. Un matériau que l’artiste change aussi en «Marsillons», une monnaie alternative locale.
Margherita del Balzo, 8ème personnage de notre série de portraits Les gens qui font Troinex.Elle a enfermé son compagnon pour éviter qu’il ne nous effraie. Barral est un bouvier bernois, protecteur invisible de ce grand corps de ferme où se côtoient plusieurs vies, au milieu des poules et des œuvres. Chez Margherita del Balzo, l’alliage des matières fascine. Le bois de l’ancienne grange abrite un atelier de verre dans lequel l’artiste étale de larges plaques de papier et ses travaux en cours. «Je suis une gardeuse». Margherita ne laisse aucune chute au hasard. Ce papier est précieux, non seulement parce qu’elle le fait elle-même (elle nous montrera chaque étape de fabrication), mais parce que tout sert un nouvel usage, comme le faisaient jadis les chiffonniers. On aura vite oublié le panneau «chien méchant», happés par d’impressionnants tableaux organiques où s’entremêlent des arbres et des racines.
D’ailleurs, les siennes sont italiennes. Et pour comprendre ce qui a mené Margherita à fabriquer les «Marsillons» – une monnaie alternative circulant dans les communes de Troinex et Veyrier, sous forme de pièces uniques peintes par ses traits (voir p.21) – il faut avoir écouté le récit de ses multiples vies. Elles sont faites de départs, de longs chapitres dans des espaces déterminants. Adolescente, pendant les années de plomb, elle quitte sa Rome natale avec ses sœurs ainées pour étudier aux Etats-Unis. Très tôt, elle y rencontre son futur mari. Ils ont 15 ans. Ils se retrouveront à Paris. Elle y entre aux Beaux-Arts, avant de se marier. «À l’époque je faisais des trompe-l’œil pour faire bouillir la marmite». Après deux expériences aux Philippines, son mari se forme à l’économie du développement, puis obtient un poste au Burkina Faso. Margherita est enceinte de leur troisième enfant. Toute la famille part pour Ouagadougou. Ils y resteront sept ans.


Le Sahel et l’amour pour le papier
«Je me retrouve dans un espace aride, où il n’y a pas de support pour dessiner». Seuls des arbres apparaissent, tout à coup, comme d’étranges survivants. Margherita fabriquera son papier elle-même. «Sur ces étendues d’herbes sèches à perte de vue, on s’habitue à distinguer les endroits veloutés, d’autres plus rêches». Le papier prend l’aspect du milieu qui le compose. Margherita peaufine ses techniques de fabrication. Avec son acolyte, Michel, elle récolte la matière qui servira désormais de support à l’ensemble de son travail. «C’est une histoire d’amour. Quand vous dessinez sur un papier comme cela, il est impossible de revenir en arrière, sur du blanc industrialisé. Il y a déjà une histoire, un geste, un mouvement organique, rien qu’avec l’eau qui coule et dépose les fibres de façon unique sur le tamis. Quand je dessine un croquis, le papier a aussi son mot à dire!»
Vers l’Asie
Fin de mission. C’est l’expatriation familiale au Cambodge. «Quitter le Burkina était un arrachement. J’étais attachée à ces terres, et localement très implantée. J’ai fait de nombreuses expositions, rencontré beaucoup d’artistes et même monté des cours pour les Beaux-Arts de Ouaga. J’étais habitée par ce sens de l’accueil burkinabé, leur façon de vous inclure». La vie collective était particulièrement forte, contrastant avec Phnom Penh, plus difficile d’accès culturellement, où «l’histoire douloureuse du pays se sentait». Mais ce nouvel épisode, qui durera cinq ans, est tout aussi riche en production artistique. Margherita del Balzo recrée une fabrique de papier avec «Monsieur Kim». Elle dessine en s’inspirant des temples d’Angkor. Un travail entamé des années auparavant autour de sa relation à son grand-père se voit même publié en langue khmer.
Bangkok, accumuler les nostalgies
Un nouveau départ, en Thaïlande, fera transition plus brève avec l’imminent retour en Europe. Sur place, son mari évalue l’impact des projets humanitaires liés au tsunami. Mais durant cette période urbaine tentaculaire, Margherita continuera de venir chercher son papier maison au Cambodge. «À Bangkok, j’étais à sec artistiquement. Je crois que je n’avais plus envie de tout recommencer, j’accumulais les nostalgies». Elle se rappelle gribouiller des formes étranges et automatiques, les yeux fermés. Bien des années plus tard, dans leur maison de Troinex, elles les ressortira pour en relier les lignes durant le confinement. Ces abstractions deviennent alors une sorte de langage sacré, des «FORMES ESSENTIELLES» qui composent aujourd’hui l’exposition qu’elle partage avec la sculptrice Christel Onstein. L’évènement a lieu ce mois de décembre et janvier à la ferme, régulièrement ouverte au public.


Retour aux sources
«Je me suis d’abord raccrochée au sens que mon mari portait avec lui, par ce retour dans son village d’origine», précise Margherita, en racontant l’arrivée en 2011 sur les terres familiales de son époux. L’ampleur de cet espace est un coup de cœur. Margherita s’inspire du paysage. L’eau de source fait revivre son papier. Le couple s’ancre vite sur ces terres qu’exploitent déjà les Bidaux, agriculteurs bien connus de la commune. Et c’est à l’évocation des valeurs de cette famille avec qui ils partagent désormais le quotidien que l’on comprend ce qui cimente le long parcours qui les a menés jusqu’ici: l’attachement au lien de communauté. Il est célébré jusqu’à l’invention d’une monnaie pour échanger différemment. «Vous savez, vivre ici n’est pas seulement un rêve en commun. Un mariage, s’il marche, peut durer toute une vie. Mais il s’agit là d’un mariage de familles, sur plusieurs générations.» Cet esprit communautaire bénéficie aujourd’hui à plusieurs déplacées ukrainiennes. Dans ce lieu de vies autonomes, on ouvre, on partage autrement. Margherita Del Balzo revient tout juste d’Italie. «C’est ma maison, là-bas. Troinex aussi. Vous aurez compris que j’ai toujours eu plusieurs chez-moi.»
Bio Express
Études à l’Institut St Dominique de Rome
Baccalauréat au lycée français de San Francisco
Diplôme des Beaux-Arts de Paris en dessin
Mariage avec Gabriel Pictet
Naissances de ses fils Mariano et Raimondo
Départ pour le Burkina Faso
Naissance de sa fille Praxède
Installation à la Ferme de Marsillon à Troinex

Les Marsillons une monnaie de proximité
Margherita del Balzo, vous peignez aussi de l’argent…
En quelque sorte, oui! Cela fait quatre ou cinq ans que ce projet est en place. Mon mari économiste en a eu l’idée. Moi, j’ai commencé à faire les prototypes de billets peints à la main, avec mon papier. Les
marsillons sont devenus des pièces uniques de différentes valeurs. Ces billets d’un autre genre rappellent à la fois l’idée d’indépendance alimentaire et l’identité locale, les
valeurs de la vie paysanne.
Concrètement, comment fonctionne cette économie alternative?
C’est une «slow money», comme l’on parlerait de «slow food». Le Marsillon symbolise cette autre manière de considérer l’échange, la confiance. C’est totalement en accord avec l’esprit de communauté. C’est aussi une façon de soutenir nos producteurs locaux et revitaliser nos communes. L’utilisateur se procure un marsillon tel un objet à valeur artistique et peut l’utiliser pour acheter certains produits – notamment de la ferme – comme la viande, le poulet, la farine, le vin, dans les espaces qui partagent cette philosophie.
Où peut-on les trouver à Troinex?
Localement, le Marsillon est indexé au franc suisse. Chaque billet est unique et produit artisanalement. Il y a environ CHF 30’000.- de Marsillons en circulation à Troinex et Veyrier. Plusieurs commerces et restaurants participent au projet, comme la Maison Forte, L’épicerie de Troinex, le restaurant Franco-Suisse, la Chaumière, la fleuriste Kashia Daniel, Les frères Forster, menuisier et plombier, Les Jardins de Trajets. Vous pouvez vous les procurer ici à la ferme, via le site internet mais aussi à la Mairie, qui soutient le projet.
Plus d’infos sur la monnaie: marsillons.ch
Prochaine exposition (Décembre 2022 à Janvier 2023)
FORMES ESSENTIELLES, avec la sculptrice Christel Onstein.
Plus d’infos: margheritadelbalzo.com
@fermedemarsillon