Présidente en charge des expositions de la Ferme Rosset, Anne-Christine Lennard est aussi enseignante au primaire. Cette grande voyageuse, passionnée d’art et de peinture, nous reçoit dans la maison où elle a grandi, un havre de paix et d’essences tropicales, tout près de la Drize.
Anne-Christine Lennard, 18ème personnage de notre série de portraits Les gens qui font Troinex.« C’est un refuge, ici ». Ce sont les premiers mots d’Anne-Christine Lennard lorsqu’elle nous ouvre le portail donnant sur un jardin savamment cultivé. Arbre à yuzu, succulentes, mobilier violet, glycine et marronnier en fleurs. Les senteurs et les couleurs redoublent après la pluie. En gagnant la verrière où l’on s’apprête à parler de racines et de solidarité contre les fracas du monde, on détecte déjà chez elle le goût du voyage et des herbes folles. Deux grands pins plantés par son père veillent sur cette maison qui a toujours abrité trois générations, simultanément. Anne-Christine partage le quotidien de ce bel écosystème avec son époux et l’un de leurs deux fils, ainsi que sa mère, 93 ans, qui réside à l’étage. Ça, c’est pour les humains, car sept tortues, deux chiens, deux chats et un serpent complètent ce bout de rainforest façon romande.
« J’adore jardiner, je peux passer des heures à gratter la terre ; en ce moment, je fais pousser des piments pour en faire des petites sauces, plus ou moins piquantes. » à peine intimidée, les yeux pétillants et proche de ses émotions, Anne-Christine Lennard fait de la place pour se raconter, elle pousse quelques céramiques de sa création et la tentative d’aquarelle sur laquelle elle était en train de plancher. C’est une femme bien occupée. Entre son poste d’enseignante auprès des 8-12 ans, son investissement au sein de la Ferme Rosset pour diffuser l’art et la culture à Troinex et un jardin à dompter, il ne reste que peu de temps à voler pour peindre. Souvent, les fins de semaine passent sans qu’elle n’ait pu faire la moitié des choses auxquelles elle voulait se consacrer.


Partir
Anne-Christine Lennard est une enfant de Troinex. Née en 1968, elle grandit dans cette maison familiale acquise par son père, qu’elle a peu connu. Celui-ci travaille beaucoup, voyage souvent et décède lorsqu’elle n’a que 5 ans. Sa mère doit l’élever seule. « J’ai le souvenir d’une enfance assez solitaire, un peu livrée à moi-même ; donc j’étais souvent chez les autres, chez mes petits voisins ou mes camarades de classe. Certains parents étaient très généreux, ils savaient que ce n’était pas facile pour ma mère », se souvient-elle, émue. Les amitiés qu’elle noue à l’époque sont décisives. Elles forgeront son goût des autres, une sensibilité et un attachement profond aux liens, qui nous frappera tout au long de cette rencontre.
Inspirée par Colette Sallansonnet, son institutrice de l’époque, Anne-Christine rêve tour à tour d’être enseignante, fleuriste, vétérinaire, psychologue ou interprète, puis réussit le concours d’entrée des Beaux-Arts où elle n’entrera finalement jamais, découragée par son grand-père et son grand-oncle, eux-mêmes peintres, qui lui déconseillent la précarité du chemin artistique. Alors, une fois la maturité en poche, elle part. Elle veut voir autre chose, travailler, palper le réel plutôt que de prolonger ses études. Elle passe un temps à la Ciotat, dans le sud de la France, puis la Thaïlande l’absorbe. C’est une révélation. « J’avais la vingtaine, je me cherchais et ne savais pas trop ce que j’allais faire de ma vie quand je suis partie là-bas. Cette culture, avec son ouverture d’esprit et son sens de la tolérance ancrée en partie dans la tradition bouddhiste, était à la fois fascinante et apaisante. » Elle y trouve quelque chose d’elle-même, le virus de l’ailleurs l’a piquée pour de bon.
Destin austral
à cette époque, Anne-Christine, multilingue, a la bougeotte. Elle enchaîne les départs et les retours, principalement vers l’Asie, tout comme les jobs : réceptionniste à Bangkok, caissière à Genève puis elle occupera différents postes en agences de voyages et compagnies aériennes. Suite à un licenciement, elle repart cette fois-ci jusqu’en Océanie. Ses pérégrinations la mèneront finalement à Darwin, en Australie, où elle fait la rencontre de son futur mari. Ils vont, viennent, constatent que quelque chose les aimantent et se marient en Suisse. Mais, la soif du départ est trop forte. Ils repartent ensemble et reprennent un Bed & Breakfast à Coffs Harbour, sur la côte australienne, entre Sydney et Brisbane. « Je crois que c’est le plus bel endroit où nous ayons vécu. Nous avons tenté de tenir ce lieu, entre une bananeraie d’un côté et une forêt d’eucalyptus de l’autre. Des baies vitrées ouvertes partout sur la nature, je voyais les koalas depuis mon bureau. Mais le business n’a jamais vraiment été florissant, je crois que nous aimions davantage les rencontres que la rentabilité, comme hôtes. L’affaire tournait trop modestement et lorsque je suis tombée enceinte de notre premier enfant, nous avons pris la décision de rentrer en Suisse. »
Bio express
Maturité moderne, puis départ pour le sud de la France
Retour à Troinex, études et diplôme de commerce trilingue (section voyages)
Départ pour l’Australie et travail dans une agence de voyage, à Darwin
Mariage à Troinex, puis retour en Australie avec son époux
Reprise d’un B&B à Coffs Harbour, en Australie
Retour à Troinex et naissance de son premier fils puis
du second en 2004
Licence en sciences de l’éducation à Genève
Début de sa carrière d’enseignante
Rejoint le comité de la Ferme Rosset


Racines et transmission
« Je n’ai cessé de partir. Plusieurs fois j’ai tout quitté pour ne pas revenir, mais finalement, à chaque fois, je suis rentrée. J’ai mis du temps à comprendre mon attachement aux terres d’ici. Je cherchais mes racines, quelque part entre curiosité et fuite. C’est en élevant nos deux enfants que je me suis ré-enracinée à Troinex. » En 2001, l’économie des agences de voyage entre en crise suite aux attentats en Amérique, accélérant l’avènement de l’autonomisation du voyage par internet. Avec deux enfants en bas âge, appuyée par son époux, Anne-Christine reprend le chemin de l’université pour devenir enseignante, métier qu’elle exerce toujours aujourd’hui. « C’est une profession fabuleuse. Mais cela devient de plus en plus compliqué depuis quelques années. La façon d’enseigner se transforme avec le numérique, la concentration de la jeune génération est plus faible, la pression augmente et les relations changent, c’est sociétal. Ceci dit, éduquer reste un moyen tangible d’agir à son échelle sur le monde, de faire germer des petites graines. Les élèves prendront ce qu’ils voudront, mais je suis intraitable vis-à-vis des discriminations, qui peuvent parfois malheureusement émerger dès le plus jeune âge. »
Un safe space où cultiver la paix
à plusieurs reprises durant cet entretien, les pensées et les souvenirs d’Anne-Christine semblent se heurter au constat écœuré et inquiet de l’état actuel du monde. « On ne va pas dans le bon sens, les inégalités se creusent, la démocratie perd du terrain, on cherche des boucs émissaires par facilité, au lieu de relever les réels défis que rencontrent nos sociétés. Aujourd’hui, c’est le bal des dictateurs, les guerres se multiplient autour du globe, nous assistons à un génocide documenté et personne ne fait rien. » Ses yeux humides débordent. Cette douce révoltée retient discrètement ses émotions face au sentiment d’injustice et d’exclusion, comme lorsque remonte le souvenir d’un ami birman dissident rencontré à l’époque en Australie, alors qu’il fuyait le régime de son pays. « D’où l’importance d’un jardin à soi ; c’est un endroit paisible, loin des hostilités, où l’on maîtrise encore les choses ». Un écrin vert. On sent une personne qui dresse avec sincérité le constat du privilège qu’elle a de vivre ici.
Culture et nature
Mais Anne-Christine ne cultive pas qu’un jardin à soi. Par la culture, cette amoureuse d’art aborigène, entre autres, contribue à créer du lien dans la commune, en organisant des évènements culturels et artistiques au sein de la Ferme Rosset. « Cela me permet de garder un lien avec le monde artistique et m’offre l’opportunité de rencontrer des artistes. Aujourd’hui Troinex s’étend, et dans ce contexte, il me semble d’autant plus essentiel d’intégrer les nouvelles personnes qui arrivent en suscitant la rencontre. L’art nous élève, et nous rapproche. Tout comme l’environnement dont nous bénéficions sur ce territoire, et qu’il faut absolument préserver. »